+ Quelle est ta région d'origine ? Y es-tu encore ?
Gorka. Cela a toujours été Gorka et ce sera toujours Gorka. J’ai l’impression que cette région est en moi, gravée dans mon âme, dans mon être, dans tout ce que je suis, dans chacun de mes choix. Ses forêts magnifiques, ses cascades dans lesquelles je me plais à me baigner la nuit, à peine éclairée par sa phosphorescence… J’aime ma région et si je pouvais, je ne serais que très rarement dans les villages. Je ne me sens pleinement à ma place qu’au cœur des forêts, entourée d’animaux. Je m’y sens proche de Tarlyn, ma déesse mère. J’y suis née et je sais que c’est là que je pousserai mon dernier souffle, je sais que je rejoindrai la terre, dans le cercle éternel de la vie.
+ Parle-moi de ta famille, et de ton lien avec elle.
Ma famille se résume à Dorin. Mon unique fils, l’étoile de mes nuits, le battement de mon cœur. Je l’ai portée seule, mis au monde seule, élevé seule. Nous sommes fusionnels, bien que je sois un peu trop possessive, surtout à son goût. Je peine à réaliser qu’il devient un homme. Mais je sais que pour son bien, il faut que je le laisse voler de ses propres ailes. Mais je n’ai que lui. J’ai perdu mes parents à seize ans, ça remonte, mais leur mort me fait toujours aussi mal. Je n’ai pas eu de frères ou de sœurs. Je ne me suis jamais mariée. Le père de Dorin ? Il n’est pas ma famille. Il aurait dû l’être, il ne l’a pas souhaité, ce qui m’a jadis brisé le cœur et y a laissé, encore aujourd’hui, un vide béant.
+ Si tu pouvais aller dans une autre région d'Oranda, où irais-tu et pourquoi ?
Je pense que je choisirai Sterenn, et ce pour plusieurs raisons. Politiquement déjà, ce peuple n’hésite pas à choisir ses dirigeants, à les élire, dans le respect. Leur relation avec les animaux également, empreinte de respect, d’admiration. Les aigles et les faucons m’ont toujours fascinée. Quant aux paysages, ils oscillent entre forêts basses et montagnes gigantesques. Les étendues de forêt, la nature, le fait de vivre en communion avec elle, tout cela me parle. J’aimerais traverser leurs forêts, qu’on assimile à un piège mortel, ce serait un véritable défi et je me retrouverai seule avec moi. Cela fait du bien parfois. J’imagine aisément que l’on peut passer des jours et des nuits à errer dans la montagne, à survivre par nos propres moyens. Une sorte d’initiation, en quelque sorte.
+ Quel est l'élément que tu haïs au plus haut point ? Pourquoi ?
Le feu. Le feu, pour le caractère, pour le mal qu’ils peuvent imposer. Le feu est destructeur, rien de bon ne peut en sortir. Mais surtout, ceux qui contrôlent le feu sont loin de partager les valeurs qui sont les miennes. Leur mépris pour les femmes – comme si nous n’étions pas capables de nous contrôler ! – leur régime politique, rien de tout cela ne me plait et ne me convainc. Bien sûr, j’aime l’ordre, mais tout de même pas à ce niveau. Le feu peut détruire nos forêts, nos constructions, le feu est un brasier, incontrôlable. Le feu peut tout dévaster, de la nature aux constructions humaines, il peut affamer les animaux, les détruire et surtout, quand les hommes ont appris à le contrôler, ils sont devenus orgueilleux et destructeurs. Le feu n’est pas naturel, il ne l’est pas de rien, pas comme la terre, l’eau ou l’air. Le feu est le résultat d’une intention. Voilà pourquoi je me méfie toujours de cet élément dont on ne peut se protéger.
+ As-tu un secret ? Un secret dont personne ne devrait en entendre parler ?
Mon secret ? Mon secret est à mes côtés depuis plus de dix-huit ans maintenant. Mon secret intrigue, je le sais. Tout le monde voudrait le percer à jour. Mon secret, c’est mon fils chéri, Dorin. Ou plutôt son père. Je n’ai jamais dit à personne qui m’a donné cet enfant, parce que cela nuirait à tout le monde. A Dorin, à son géniteur, à moi. Alors je garde le secret. Je suis tombée enceinte très jeune et j’ai découvert ma grossesse alors que le père, l’amour de ma vie, m’avait quittée pour une autre femme, anéantissant tout sentiment d’amour en moi. C’est mon fils qui a fait renaitre cette flamme. Bref, le père de Dorin est en couple et surtout, il est le nouveau Président. Kalen. Alors cela briserait trop de vies, si cela venait à se savoir.
+ Quel est ton rôle au sein de ta région ?
Je suis la Présidente depuis quelques années déjà. Je détiens le pouvoir judiciaire, en harmonie avec Kalen et l’Assemblée. Je m’assure que chacun se sente en sécurité, et écouté. Je ne supporte pas l’idée que certains puissent se sentir non soutenus ou victime d’une injustice m’est intolérable. Nous vivons tous en harmonie, je m’assure donc que l’égalité règne et je garde le bien-être de mon peuple en ligne de mire. C’est la seule chose qui fait que je suis capable de collaborer avec Kalen. Le peuple avant ma souffrance.
+ Si tu devais assister à une mise à mort injuste qui mettrait en danger un innocent, que ferais-tu ?
Cela n’arrivera jamais sous mon autorité. Chaque vie compte, quelle que soit l’origine de celui qu’on « condamne ». Je ne supporte pas l’injustice et je n’accepterai jamais qu’une mise à mort soit prononcée si je la sais injuste. Je suis responsable de ce pan de Gorka, je ne peux tolérer un tel acte de cruauté. Je crois en l’innocence et en la justice et je refuse de me désavouer.
+ Que penses-tu de la séparation entre les éléments ? Crois-tu que cela est normal, ou contre-nature ?
c’est la meilleure chose qui puisse être. Certains éléments ne sont absolument pas compatibles et surtout, les autres peuvent apporter le désordre et le conflit. Nous avons besoin de vivre en paix, c’est cela que je souhaite pour mon peuple. La paix. Si nous pouvions vivre totalement seuls, en autarcie, cela n’en serait que mieux. La violence, le chaos, le désordre, la chasse, tout cela représente autant de valeurs que je ne partage pas et que je crains. La nature a séparé les éléments, quand elle les unit, il n’en sort rien de bon. Tsunami, tornades, feux dévorants, éruptions, non, rien de bon ne peut sortir des mélanges des éléments.
+ Crois-tu en l'existence de l'élément Matière ?
Je suis profondément convaincue de l’existence de cet élément, tout comme je suis persuadée qu’il est néfaste. Au fond de moi, je sais, je sais absolument qu’il existe et que c’est cela qui a causé la mort de mes parents quand je n’étais encore qu’une adolescente. Aucune trace, aucun indice… Aucun des nôtres n’aurait commis un tel acte. Alors oui, j’y crois.
+ Si tu devais défendre quelque chose, une idée, un concept, une valeur ? Et si tu devais t'opposer à quelque chose ?
La justice et la paix. Il m’a fallu du temps pour trouver ma paix, pour accepter ce que je trouvais injuste, pour en prendre mon parti. Je veux que tout le monde connaisse la paix, que personne ne se sente abandonné comme j’ai pu le ressentir lorsque mes parents sont morts et que nul n’a trouvé pourquoi, ou comme lorsque Kalen m’a laissée. Je me fais un point d’honneur à ce que chaque citoyen soit entendu, que chaque voix compte. En revanche, je m’opposerai toujours fermement à la réunification des éléments ou à l’instauration d’une oligarchie ou d’une tyrannie. Pour moi, l’harmonie ne vient que dans l’échange et le respect des spécificités de chacun. La nature nous a fait séparés et les Dieux nous ont dotés d’aspirations différentes. Pourquoi vouloir forcer tout cela ? Donc je lutterai pour que nous restions séparés et je lutterai pour défendre ce système politique en lequel j’ai foi.
+ Si tu devais me raconter un événement du passé...
« Mon fils, je t’en prie, attends encore… »
Je me tords sous la douleur, portant instinctivement une main à mon ventre tandis que la contraction me force à m’arrêter et m’arrache une grimace et un gémissement. Je me mords la lèvre avant de souffler quand ça se calme enfin. J’ai très vite su que j’allais avoir un fils, un garçon. Comment et pourquoi, ça , je ne saurais le dire. Mais je le sais. Je reprends ma route à travers les branchages qui caressent parfois mon ventre très rond. Je suis à terme, j’ai perdu les eaux. Mais je ne veux pas accoucher dans la civilisation. J’ai pris la décision de m’enfoncer dans la forêt comme je l’ai fait il y a deux ans. Parce que c’est là, dans l’immensité verdoyante et seule que je me suis trouvée. La civilisation m’a donné le père de cet enfant et me l’a repris. Or, je veux vivre cette expérience seule. C’est mon fils. Je vais accoucher seule et l’élever seule. mon unique famille, et je ne veux personne pour se mêler de cela. On me regarde comme une fille de petite vertu, demain, je rentrerai et je serai une fille-mère, sans mari, sans compagnon et mon fils n’aura pas de père. Alors je veux, j’ai besoin de ces quelques heures seule avec lui.
J’arrive dans une petite clairière quand une nouvelle contraction me terrasse, plus violemment que les précédentes. Je tombe à genou et pousse un cri. Tarlyn aide-moi ! Je sais que les femmes sont faites pour enfanter, qu’elles le font depuis des siècles, mais pourquoi faut-il que ce soit si douloureux ? Je rampe presque jusqu’à un tronc d’arbre qui forme comme un petite couche de mousse et qui me permet de m’assoir confortablement. Je plie les genoux avant de subir une nouvelle contraction. D’accord, très bien, ça s’accélère.
Je pousse à la contraction suivante, hurlant avec douleur. Mes doigts se crispent dans l’herbe ou enserrent les racines de l’arbre. Je transpire très vite, mais je ne fais même pas attention aux perles de sueur qui me tombent dans les yeux ou les mèches de mes longs cheveux qui me collent au visage. Et ça fait mal, Talyn, ça fait terriblement mal. Regarde-moi, je suis si jeune… J’aurais voulu avoir ma mère pour me guider. J’aurais aimé que Kalen soit à mes côtés, par amour, pas par obligation. C’est aussi pour cela que je n’ai rien dit. Il a une compagne, il ne m’aimait pas. Si je lui avais dit pour ma grossesse, il aurait voulu être présent, pour le bébé et moi, par devoir. Et je ne veux pas d’un homme à mes côtés par devoir, je le veux par amour.
Je pousse encore, plus fortement. Et encore, et encore, et je sens qu’il arrive, que mon fils arrive. Tarlyn, je suis si jeune, et si mon corps ne le supportait pas ? Et si l’enfant que je suis encore n’est pas prête à élever un fils ? Je pousse et dans un déchirement, je sens que mon enfant est là, j’entends son cri qui fait s’envoler un groupe de geais. A l’aide d’un petit poignard, je coupe ce qui m’entrave, et je récupère mon fils dans mes bras. Il est si sale, il y a du sang partout, mais il est l’être le plus merveilleux qui m’ait été donné de rencontré. Je me sens immédiatement inondée d’amour. Un amour violent, absolu. Ce petit garçon est devenu, en une seconde, l’amour de ma vie. Je sens mes larmes couler sous l’émotion et la fatigue. Je l’essuie doucement, avant de déposer un baiser sur son front, respirant son odeur, me nourrissant de ses cris.
« Bienvenue, Dorin, puisse Tarlyn veiller sur toi. »
+ Une dernière chose...
Que Tarlyn veille sur la séparation des éléments et sur ma famille…