+ Quelle est ta région d'origine ? Y es-tu encore ?
Je suis née dans un petit village à l'est de la capitale d'Ibaï. Peu habité, construit sur et des deux côtés d'un fleuve, j'ai eu la chance de naître dans une famille aimante, dans une jolie maison construite sur pilotis. Bercée par les histoires que ma mère ne cessait de conter, au cours de mes plus jeunes années, je n'ai jamais connu ni le doute, ni la faim. Dès que je fus en âge de parler, je ne cessais de demander si un jour, je pourrais voir tous les animaux merveilleux dont me parlait ma mère. Notre famille, semblable à tant d'autres, n'avait pas les moyens ni le motif de se déplacer, et malgré toute l'insistance dont est capable une petite fille, je ne pus jamais voir les ours polaires, ou les terribles serpents du désert. A la place, je devais me contenter de les jouer. Avec les autres jeunes, on jouait aux animaux. Je rêve toujours de voyager bien sûr, mais... Maintenant que je suis dans à Lucrezia, je sais qu'il me sera difficile de bouger de nouveau. En dépit des souvenirs qui y sont attachés, je ne peux penser à Vainui sans une pointe de nostalgie. Parce que tout y était plus facile, là-bas. Mais même si j'avais pu y rester, je ne l'aurais pas fait. C'est ce que je me dis pour me conforter dans mon choix. Enfin, mon choix. C'est plus poussée par la force des choses que je suis partie. Il n'empêche que si je suis aujourd'hui dans la région centrale, ce n'est pas entièrement par obligation. Je voulais voyager. J'aurais juste voulu aller un peu plus loin.
+ Parle-moi de ta famille, et de ton lien avec elle.
Ma mère, hormis s'occuper du foyer et d'entretenir une sorte de garde pour les enfants du village, n'exerçait pas de réel métier. Mon père quant à lui était, comme beaucoup d'autres, pêcheur. Fille unique, je n'ai jamais senti de manque affectif. Ma maison était toujours pleine d'enfants, et quand j'étais petite fille, je ne les différenciais pas de mes frères et de mes sœurs. C'est ma mère qui s'est occupée de m'enseigner tout ce que je devais savoir. Les rudiments de l'écriture et de la lecture, les éléments, le continent, la cérémonie... Sans oublier la Matière, bien sûr, même si elle n'aimait pas trop me raconter des histoires sur ça, en dépit de toutes mes suppliques. J'avais également des cousins dans le village, et il faut bien dire que je n'avais aucun mal à m'intégrer. N'importe qui devenait un copain de jeu, et le monde était mon terrain. Depuis que je suis partie... Je n'ai plus revu personne, et je n'ai évidemment pas chercher à lancer un quelconque contact. Je suis morte, disparue à leurs yeux, et c'est bien mieux comme ça. Je crois que je n'aurais pas pu supporter la déception dans le regard de mon père. Ni l'horreur dans celui de ma mère. Parce que malgré sa gentillesse, je n'ai jamais connu quelqu'un de plus dévot qu'elle. Elle et mon père n'étaient pas toujours d'accord, d'ailleurs, sur les questions de religion qui passaient bien au-dessus de la tête d'une enfant comme moi. Aujourd'hui, ma famille s'est bien réduite. Malgré l'affect que je peux ressentir pour certains de mes clients, la seule que je considère encore malgré tout comme la soeur que je n'ai jamais eu, c'est Chenoa. Elle, je ne peux pas la lâcher. Je ne veux pas la lâcher. Elle a beau avoir foutu en l'air tous mes plans pour qu'elle s'en sorte, je n'ai pas réussi à rester fâchée. Aujourd'hui, elle est plus ma famille que n'importe qui que j'aurais pu côtoyer par le passé.
+ Si tu pouvais aller dans une autre région d'Oranda, où irais-tu et pourquoi ?
Ah, si je pouvais voyager... Malgré tout, je ne pense que j'irais dans le Sud. Je sais ce que j'ai dit, mais j'ai l'impression parfois de l'avoir déjà vu, au-travers de mes fantasmes et des histoires racontées. Et je m'en suis construit une telle image qu'aujourd'hui, je ne voudrais pas la briser en y allant pour de vrai. Non, je pense que j'irais à Sterenn. Le climat y serait déjà plus clément avec ma morphologie, et puis, je serais tout de même ravie de découvrir tous ces animaux volants, filant, virevoltant. L'Ouest m'a l'air d'être un monde plein de vie, de vie joyeuse, capable de partir, ne reconnaissant aucune frontière imposée... Oui, l'Ouest, où je pourrais marcher au milieu des oiseaux, peut-être même en dresser un, qui sait ? Et puis, je pourrais trouver un endroit où m'installer quelques temps... Avant de chercher à m'embarquer sur l’extrémité du continent, pour braver des mers que personne n'a jamais osé braver, pour chercher si oui ou non, il n'existe que ce foutu continent dans ce monde.
+ Quel est l'élément que tu haïs au plus haut point ? Pourquoi ?
Peut-être suis-je en parfaite contradiction avec moi-même, mais si je devais choisir un élément que je ne parviens pas à supporter, c'est la Terre. Oui, ils ont le plus d'animaux, oui, ils sont plein de vies. Mais... Déjà, sa religion est fausse. Tarlyn a peut-être véritablement voulu donner aux hommes une sensibilité et une ouverture d'esprit, mais quelque chose a visiblement raté dans ses plans. Les hommes ne sont pas ouverts, quoi qu'ils en disent. La preuve en est que personne n'aide personne dans les disettes. Les Elementaires ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Et nous, les Exempts, sur personne. Alors, oui, je n'aime pas la Terre, son hypocrisie, sa façon dont les livres nous la décrive comme silencieuse et discrète. Je ne veux pas être silencieuse, je ne veux pas être discrète. Je le suis, mais uniquement parce que j'y suis forcée, parce que le monde refuse de vivre d'un même souffle. D'autant que la Terre, lorsqu'elle s'ébranle, n'a rien d'harmonieux, de silencieux, de discret. Je hais leurs contradictions. Au moins, le Feu ne se cache pas dans sa force. N'a pas la prétention de faire croire qu'il aspire à la paix universelle. Et puis de toutes façons, je n'ai jamais eu de très bonnes expériences au cours de ma profession avec les représentants de la Terre. Si ça n'est pas une preuve en soit qu'on ne peut pas leur faire confiance...
+ As-tu un secret ? Un secret dont personne ne devrait en entendre parler ?
Sans aucun doute, mon plus grand secret est le simple fait que je sois Exempte. C'est évidemment la chose qui me détruirait, si elle venait à être révélée. La petite chose qui ferait que ma petite vie bien huilée ne vole en éclats. A côté de ça, tout paraît dérisoire vu les risques qui pèsent au-dessus de ma tête, d'être Exempte et donc de m'être enfuie pour ne pas passer la Cérémonie. Mais si je devais trouver un autre, un qui pourrait tout de même me mettre à la rue, c'est ce petit carnet que je garde dans un endroit bien dissimulé de ma chambre. A l'intérieur, tous les noms de tous mes clients, ou, si je n'ai pas de nom, une petite esquisse de leur visage. A côté de ces noms, tous
leurs secrets, leurs habitudes, leurs manies. Tout ce qui me permettrait d'appeler un jour des faveurs, si je devais en avoir le besoin.
+ Quel est ton rôle au sein de ta région ?
Mon rôle dans la belle ville de Lucrezia est plutôt simple. Donner ce qu'ils veulent à mes clients. En échange de quoi, j'ai un toit, et une vie chiche, mais qui me convient pour le moment. Oui, ça n'est pas le métier le plus reluisant, mais de un, je ne peux pas prétendre à grand-chose de plus, et de deux, je passe largement inaperçu de la sorte. J'ai essayé, pourtant, de faire autre chose. Mais les risques sont trop grands, et ici, au moins, personne ne pose de question.
+ Si tu devais assister à une mise à mort injuste qui mettrait en danger un innocent, que ferais-tu ?
Je
voudrais être en mesure de faire quelque chose, mais je ne peux tout simplement rien accomplir. Du moins, seule. Malheureusement, me connaissant, trois choix s'imposent. Soit je connais la personne, soit je ne la connais pas. Dans le cas où elle m'est inconnue, alors, je suis désolée, mais il n'y a rien que je puisse faire. Je n'aime pas être aussi incapable, mais le danger pour moi de rejoindre la personne sur l'échafaud est simplement trop grand. Si je connais la personne, et bien, si cette personne m'a fait du tort, je ne vais pas lever le petit doigt pour l'aider, même si elle est condamnée pour autre chose. Voire pour quelque chose que j'aurais commis. Enfin, si je la connais, et que je l'aime, alors... Alors là, j'essaierais. Non pas directement, mais je mettrais tout en oeuvre pour que d'autres agissent à ma place, pour que d'autres, plus puissants, puissent mettre fin à ce spectacle morbide.
+ Que penses-tu de la séparation entre les éléments ? Crois-tu que cela est normal, ou contre-nature ?
La séparation des éléments est la meilleure idée qu'aient jamais eu les Dieux. Nous ne pouvons tout simplement pas vivre ensemble. Malgré les rares histoires où deux ou plus éléments finissent par travailler ensemble, voire à s'aimer, tout le monde sait qu'elles ne sont que des balivernes. Le seul moment où les gouvernements sont capables de s'entendre, c'est pour mettre en place des sanctions pour les transgressions à Dahud. Les Eléments ne sont simplement pas fait pour s'entendre, les philosophies sont trop différentes. Si ça marche à Lucrezia, ce n'est que parce que les gens se séparent de nouveau. J'aime me promener dans cette ville justement parce que les quartiers y sont séparés, me faisant passer dans différentes ambiances en marchant simplement... Les habitants ici n'auraient même pas l'idée de s'installer ailleurs. Ils préfèrent presque ignorer leur voisinage. J'aime cette ville, c'est vrai, mais je ne peux imaginer le concept élargi au continent. Ça me semblerait presque contre-nature... Et je sais que ma mère a quelque chose à voir avec ça. L'ordre des choses est ainsi fait, me disait-elle, et il n'y a rien que l'on puisse faire pour le changer. Encore aujourd'hui, je la crois d'autant plus aisément que je le vois chaque jour.
+ Crois-tu en l'existence de l'élément Matière ?
Si je suis fascinée par ces légendes, si je tannais ma mère pour plus d'histoires sur la Matière... Je ne suis pas certaine qu'elle existe. Je voudrais y croire, mais ça me semblerait presque trop beau pour être vrai. Et puis, ça ne ferait que me rappeler encore à quel point je ne suis rien, comparée aux Elémentaires.
+ Si tu devais défendre quelque chose, une idée, un concept, une valeur ? Et si tu devais t'opposer à quelque chose ?
Si je devais défendre une chose et une seule, ce serait la cause des Exempts. Je ne parle même pas d'égalité : je suis optimiste, certes, mais je suis aussi réaliste. Je sais que les habitants d'Oranda n'y seraient pas ouverts. Mais je voudrais simplement que l'on puisse vivre sans craindre de perdre notre liberté ou notre vie à chaque instant. Je voudrais qu'on puisse avoir une existence au minimum protégée par les autres Eléments. Je reconnais que quelque chose nous manque par rapport à tous ces autres, mais est-ce réellement une raison de nous mettre au ban de la société de la sorte ? Quand à une cause à laquelle je devrais m'opposer, c'est bien sûr la notion même de frontière. D'accord, les Eléments ne sont pas censés se côtoyer. Mais on ne devrait pas faire de généralité... Des amoureux de la nature, de sa flore et de sa faune, de ses paysages, ne devraient pas être privés de pouvoir voyager où bon leur semble. De pouvoir voir ce monde, légué par des Dieux.
+ Si tu devais me raconter un événement du passé...
Je pourrais choisir des tas de souvenirs heureux. Et c'est vrai que j'en ai eu beaucoup. Mais le seul qui vaille la peine d'être raconté, c'est quelques semaines après que l'évidence m'ait frappée. Je ne possédais pas de don. Mon père avait l'habitude d'en rire, me dire que ça arriverait pendant la Cérémonie, que c'était normal, et que je n'avais pas à m'en faire. Il me disait que tout allait s'arranger. Mais je ne le croyais pas, peut-être parce qu'il n'était pas là quand ma mère venait me forcer à faire quelque chose, comme si elle pouvait forcer l'arrivée de mon don. A cause d'elle, à chaque fois qu'elle essayait de me montrer comment elle faisait, je perdais un petit peu plus espoir. Jusqu'à ce que l'évidence ne se fasse au grand-jour dans ma tête. Je n'avais pas de don. Aucun de mes amis n'éprouvaient ce genre de doute. Au contraire, ils étaient fascinés par l'un d'entre nous qui venait de trouver le sien. Et tous parlaient, spéculaient, riaient. Tous sauf moi. Je savais que je n'avais rien au fond de moi. Rien. Rien, rien, rien.
Alors je fis la seule chose qui me semblait raisonnable de faire. La seule chose qui sauverait ma famille du déshonneur. Lors d'un jeu avec mes amis, je fis semblant de tomber, loin de leurs regards, dans le fleuve. Et je mis littéralement les voiles. J'avais déjà prévu par où passer pour sortir des sentiers connus, au cas où on comprendrait trop vite que ça n'était qu'un gros sac lesté qui était tombé dans l'eau, et, avec la moitié des économies de la famille, je rejoignis un petit convoi de marchands, qui passait chaque année aux mêmes endroits.
Je ne sais pas comment je pourrais décrire mon état d'esprit à ce moment-là. Encore aujourd'hui, la fuite, la marche interminable, puis la rencontre avec les marchands se confond dans ma tête dans un grand flou. Tout ce que je retiens, c'est la peur. La peur indicible, qui hantait chacun de mes pas. La peur de me faire prendre, la peur d'aller dans des chemins que je n'avais jamais pris jusqu'alors, et la peur, enfin, de l'inconnu devant moi. Je n'avais aucune idée de comment j'allais survivre, de comment je pouvais survivre, de ce que j'allais faire, et pourtant, je marchais. J'avais un plan. Et même si je ne savais pas si j'allais y arriver, je savais où je devais aller.
Une région, une ville, mon objectif. Ma seule possibilité de survie, en réalité. Je ne la connaissais pas, je n'y étais jamais allée, je ne savais même pas si tout ce qu'on m'avait raconté était vrai. J'avais seulement quatorze ans... Et pourtant, j'ai marché droit devant moi. C'est la seule chose dont je me souvienne réellement. J'ai marché, parce qu'au bout du chemin, il y avait un endroit où je pourrais vivre. Pas être acceptée, non, mais simplement vivre.
Une capitale, des ruelles inconnues, pouvaient-elles réellement former mon avenir ? De toute évidence, je n'en avais aucun doute. Ou du moins, je m'étais convaincue de ne pas émettre de doute. Je devais aller de l'avant.
Une ville, une simple ville, allait devenir la clé de mon avenir.
Lucrezia, je me souviens avoir pensé en voyant la caravane des marchands approcher, Lucrezia, j'arrive.
+ Quel est l'impact des récents événements sur ta vie ?
J'avais plus d'une vingtaine d'années quand la dynastie des Vara'Hall fut renversée dans les territoires du Sud. L'épisode causa de grands remous, évidemment, et je ne saurais dire pourquoi je m'en souviens avec autant de clarté. Peut-être parce que le comportement de certains Elémentaire de Feu ont changé, après. Certains étaient plus assurés, plus... Violents, aussi. Comme si on avait retiré des barrières. Je ne saurais dire exactement ce que c'était, mais je m'en souviens bien. Après, ce genre de choses ne m'étonne, ni ne me concerne. Je vis ma vie. Tant que la leur ne vient pas changer la mienne.
Et ça, les derniers événements l'ont bien chamboulé. Qu'il y ait des fanatiques de l'Eau, soit. Je n'aurais même pas été surprise d'y voir ma mère. Mais là, en une journée, la peur a réussit à revenir s'infiltrer en moi. La peur de sortir, la peur que ces assassinats ne viennent renforcer la sécurité. La peur d'être découverte. Quoi qu'il se passe, ce sera mauvais pour moi. S'ils renforcent les contrôles, s'ils arrêtent en masse... Ou tout simplement, s'ils se font la guerre. Je n'aurais plus de client, hé.
+ Une dernière chose...
J'ai beaucoup parlé de moi dans ces quelques lignes. Je me suis dévoilée au mieux, sans chercher à passer sous silence un quelconque secret. Alors, peut-être qu'on pourrait parler de
vous. Oui. Je ne sais pas qui me lira, homme, femme, Elémentaire, Exempt. Je ne sais pas, et je ne veux pas savoir. Je pourrais vous dire que le plus simple, c'est qu'on se donne tous la main pour finir l'histoire avec des rires et des pleurs de joie. Pour que les enfants s'endorment le sourire aux lèvres en entendant l'histoire d'Oranda, et de comment les Humains ont fini par s'entendre. Mais ça ne serait pas moi, et ça ne serait pas ce que je veux.
Je pourrais aussi dire que ce que je veux, c'est que vous connaissiez la peur qui m'habite. La peur qui hante un recoin de ma tête, menaçant de me faire plonger dans le désespoir. Mais je sais que d'un côté, certains d'entre vous la connaisse, et de l'autre, ça n'est pas non plus mon désir. Je me fiche que vous ayez peur. Je ne suis pas là pour vous torturer. Je ne veux même pas me venger, en fait, malgré tout ce que vous nous faite.
Non, ce que je veux, c'est tout simplement vous rencontrer. Vous parler. Apprendre à vous connaître. Facile, n'est-ce pas ? Même si vous voulez m'emprisonner ou me réduire en esclavage. Même. Tout ce que je veux, c'est vous comprendre. Vous cerner. Forger avec vous des liens forts. Mais des liens qui vous lieront les poignets. Parce que ce que je veux, c'est découvrir ce monde. Lui parler, le sentir, l'observer, le toucher, l'aimer, le haïr.
Alors prépare toi, Oranda. J'arrive.