+ Quelle est ta région d'origine ? Y es-tu encore ?
Je suis née dans la région de Gorka, bien loin de sa capitale et de la fureur de ses rues bondées. Il me semble que ma mère en venait, qu’au début de sa vie elle y a vécu un moment avant d’être attrapée et vendue… comme tous les autres. Elle me racontait souvent que c’était mieux, là où nous étions. Que c’était plus calme, que nous étions en sécurité. Mais être un esclave et ce même dans une maison rurale aux maîtres plus ou moins tolérants… dans ce cas le monde entier semble plus vaste et plus attrayant. Il semble être la liberté elle-même. Pourtant, ma mère avait raison. J’étais plus en sécurité là-bas. C’était un endroit un peu perdu, éloigné de tout et bénie d’une végétation incroyable. C’est là que je suis née, que j’ai grandi… et que j’ai travaillé la terre pour le compte de mes maîtres, riches de cette agriculture à laquelle nous nous abîmions quotidiennement. Aujourd’hui il ne me reste de cet endroit que les souvenirs, qui s’effacent avec le temps. Je ne passe à Gorka que pour rejoindre sa capitale, et cette terre rurale je l’espère, ne se trouvera jamais sur ma route.
+ Parle-moi de ta famille, et de ton lien avec elle.
Ma famille était grande, elle était soudée. Nombreux étaient ses membres puisqu’il s’agissait alors de la plupart des esclaves qui peuplaient la maison rurale de mon enfance. De sang, je n’avais que ma mère… Mais cela n’avait pas réellement d’importance. Le principal, c’était que je pouvais compter sur les membres de notre famille de fortune et que nous trouvions souvent des petits moments de bonheur à partager ensemble. Je les aimais, vraiment. J’avais plus que de l’affection pour eux qui m’élevaient à leur mesure, modestement. J’avais confiance, surtout… Et pourtant le jour où j’ai été vendu à une autre ferme de réputation plus violente, personne n’a lutté. Aucun d’entre eux n’a défendu ma vie. Et même ma mère a baissé le regard pour éviter que l’on propose à cette brave travailleuse de prendre ma place. Au moins ils m’auront appris la leçon la plus utile de mon existence…
+ Si tu pouvais aller dans une autre région d'Oranda, où irais-tu et pourquoi ?
Sans hésitation, Vainui. Cela doit être a plus belle de toutes les régions, même s’il y fait froid. Des gens m’ont raconté qu’il y est parfois encore plus difficile d’y survivre que dans les déserts de Sezni… alors qu’ils ont de l’eau en abondance ! On m’a aussi parlé d’ours au pelage blanc, qui se confondent dans la neige et gravissent les glaciers. Des montagnes de glace, des étendues de blanc. Et moins au nord, des gens vivants dans des villages battis sur l’eau. Sur l’eau ! Là, c’est incroyable. Et je crois que je donnerais beaucoup pour voir cela de mes yeux.
+ Quel est l'élément que tu haïs au plus haut point ? Pourquoi ?
Je ne suis pas certaine qu’il y en ait un que je crains ou que je haïs le plus… Pour un Exempt, ils ont tous le même potentiel de destruction, ils sont tous à redouter. Pour ma part je n’en sous-estime aucun… Il me faut encore apprendre à les cerner et à les berner pour survivre sans pour autant vivre recluse sur une parcelle de territoire désertique. Mais avec le temps, l’on apprend que les humains sont tous les mêmes, qu’ils soient hantés par l’un ou l’autre des éléments… leur manipulation n’est pas différente. Ça c’est la théorie. Dans la pratique, le feu m’effraie. Il me semble plus barbare, plus abrasif et imprévisible. Autant que les individus qui le maîtrise. Alors j'ai de la haine pour tous, sans exception, dès lors qu'ils posent sur moi le regard de ceux dont la vie vaut mieux que la mienne...
+ As-tu un secret ? Un secret dont personne ne devrait en entendre parler ?
Étant donné ma situation dans un monde où je suis une proie constante, je dirais que le secret le plus sensible que je doive protéger est évidemment le fait que je sois une sans pouvoir. Contrairement à ce que l’on pense, sans amis et sans alliés il est plus aisé de garder pour soit ce genre de chose. Les autres, qu’ils soient Exempts ou non, demeurent ceux qui peuvent facilement mettre nos vies en périls. Personne ne prétend veiller sur vous, et personnes ne peut ainsi vous rompre votre confiance. Cela aussi a été une leçon durement acquise, alors je garde mon secret pour moi, même s’il est une personne en ce monde capable de me faire ployer… j’essaye de faire croire au monde que mes secrets sont ailleurs que sur mon bras où la marque verte ne se rependra jamais.
+ Quel est ton rôle au sein de ta région ?
Je n’ai jamais eu de responsabilité. Pas de rôle donc, qui laisse entendre que l’on serait important ou indispensable à la bonne marche d’une communauté. Comme les autres Exempts, les captifs, ceux réduits à l’état d’esclave, ma vie n’a pas d’autre raison que celle de servir. C’est la triste vérité mais le fait est que je n’ai aucune valeur. Mais lorsque l’on a pris conscience de cela les choses semblent devenir plus simple et les choix se fond d'eux-mêmes. Alors si au sein de ma région, je ne suis qu’un être susceptible d’être possédé par ceux qui se clament plus puissant, mon énergie me sert à moi. Egoïstement. Si mes talents ne peuvent être reconnu par la masse, tant pis. Le commun des mortels m’importe peu. J’ai de la valeur. Après avoir eu toutes les peines du monde à le voir et le croire… aujourd’hui je sais mettre à profit ma condition pour vivre. C’est tout ce qui importe et ma région peut bien s’embraser, cela m’importerais fort peu.
+ Si tu devais assister à une mise à mort injuste qui mettrait en danger un innocent, que ferais-tu ?
Rien. Absolument rien. Et si cela me déplait, alors je passerais mon chemin et disparaitrais dans la masse sans un murmure. Baste le fait que je n’ai aucun pouvoir et pas la moindre possibilité d’intervenir, la vie est injuste. C’est un fait indéniable que j’ai appris à mes dépens. De naissance, elle vous condamne à l’aisance, au pouvoir ou à la mendicité. Elle fait de vous une créature de pouvoir ou un être soumis seulement abandonné à ses rêves de liberté et d’un avenir autre que l’obédience auquel on la destine sans égare. Si j’intervenais, je serais la plus stupide des femmes. Qui se mettraient en danger pour moi ? Qui s’exposerait à un danger, même dérisoire pour sauver la vie d’une Exempt ? Personne, soyons honnête. Ceux qui disent le contraire sont des menteurs ou des utopistes. Alors je ne le ferais pas, et peu importe la situation il est certain que je ne donnerais jamais de ma personne pour sauver quelqu’un d’un danger. Et puis, sincèrement… personne n’est jamais totalement innocent…
+ Que penses-tu de la séparation entre les éléments ? Crois-tu que cela est normal, ou contre-nature ?
Minimum D’une manière générale je ne comprends pas la logique de cette séparation. Dans la nature, les éléments se heurtent certes, mais ils évoluent plus couramment ensemble. C’est ainsi que le monde semble être fait, à partir de ces éléments qui offrent la vie, ni plus ni moins… Dans la nature, la variété fait la force, la différence fait la beauté. La séparation, les conflits de pouvoir et le rejet de la dissemblance ça, c’est l’affaire des humains. Mais pour être honnête, ce que font ces humains-là… je m’en contre-fiche. Qu’ils se séparent et se détruisent, nous autre les Exempts auront moins de peine à vivre s’ils les éléments se détruisent entre eux.
+ Crois-tu en l'existence de l'élément Matière ?
Pas réellement. Mais je ne vois pas pourquoi cela ne serait pas possible non plus. Pourquoi pas, à vrai dire cela m’est égal. S’ils existent, j’espère seulement qu’ils sont plus tolérants… ou simplement moins abjects que les autres éléments de ce monde.
+ Si tu devais défendre quelque chose, une idée, un concept, une valeur ? Et si tu devais t'opposer à quelque chose ?
Une fois, une Exempt que je venais de capturer m’a lancé : Mais vous n’avez donc aucun honneur ? Je suis restée bouche-bée devant l’imbécilité profonde de cette femme. Comment avoir de l’honneur dans cette situation que nous partagions ? C’est ce que je me suis demandée un bref instant, avant de me rappeler que ce dont elle parlait était dérisoire, et que c’était certainement ce qui nous différenciait. Ce qui faisait au final, que j’étais la survivante, plus libre qu’elle ne le serait jamais, et qu’elle serait bientôt vendue. Alors non, je ne défends pas d’idées et aucunes valeurs surfaites qui m’encombreraient plus qu’autre chose. Ce que je protège farouchement et sans relâche chaque jour, c’est ma vie et mon avenir. Même si cela semble fragile et fort peu paisible. Quand à m’opposer à quelque chose ? Non merci… c’est bien trop fatiguant.
+ Si tu devais me raconter un événement du passé...
S’il le faut vraiment, alors je raconterais une journée qui n’a sans doute eut de sens que pour moi. Je ne sais plus quel âge j’avais, peut-être 11 ans mais cela n’a pas d’importance. Il y avait déjà quelques mois que mes anciens maîtres m’avaient vendu à une maison rurale voisine. Et là-bas, l’on ne soignait pas le manque de labeur par quelques coups de bâtons retenus. Leur cruauté n’avait d’égale que leur créativité dès qu’il s’agissait de mettre à mal les espoirs d’un Exempt ou d’affirmer plus encore leur domination. Et c’était facile pour eux… puisque nous étions tous déjà à terre. Petite, j’avais pour habitude de m’évader par l’esprit quand le travail se faisait trop difficile ou la vie trop lourde. J’étais une enfant sans talents mais rêveuse, et cela me suffisait. C’était de cette manière qu’il était possible de faire abstraction de la fatigue et de la douleur. Mais là-bas… je n’en étais plus capable. On avait trahi ma loyauté en n’élevant pas même la voix alors que l’on vendait l’enfant que j’étais à des tyrans. Ceux que j’estimais être les miens n’avaient pas levé un regard vers moi. Tous avaient gardé le silence, ma mère la première… alors que depuis toujours elle m’avait bercé contre son sein en promettant sa protection et son amour. Tout cela n’avait été que des fables, des illusions offertes qui en se brisant, avaient aussi fauché l’innocence de mon cœur de petite fille. Après cela, j’ai cessé de rêvé, j’ai cessé de sourire… et la désolation m’a rendu inefficace. Les coups de bâtons sont devenus la morsure du fouet, et les punitions m’ont conduites à l’isolation.
Il n’y a sans doute pas plus grande solitude que celle qui nous attache à nous même. N’être qu’une masse informe blottit contre la pierre d’un caveau humide, à gémir des supplications sans queue ni tête… Pour simplement revoir le soleil. Arrêté de souffrir. Respirer. A y repenser aujourd’hui, je ne suis même plus certaine d’y être resté plus d’un mois. Mais sans repères, une année n’aurait pas été plus destructrice que ces quelques jours dépeuplés, à laisser la faim et le froid ravager un corps pourtant brûlant de la fièvre des plaies infectées. Mais quand je suis sortie… quand je suis sortie quelque chose avait changé. Ils m’avaient amoindri, d’une certaine manière. Ils m’avaient brisé sans aucun effort, par jeu… ou souci de domination. Pourtant en me trainant dehors pour me laisser choir à terre, mes tyrans m’offrirent sans le savoir un cadeau précieux. Personne ne vint m’aider, si bien qu’il se passa des heures avant que je ne trouve le courage de me lever. Mais sous la caresse du soleil, je me sentais bien. J’ouvrais parfois les yeux pour observer le monde et sa beauté, la lumière, le ciel si vaste… C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que la peur m’avait quitté. Je ne ressentais plus la crainte des punitions, ou de la douleur. C’était cela finalement qui nous tenait tous et nous paralysait, la peur. Mais sans cela… alors la liberté était à notre porté. Elle était en nous tous, elle était en moi. Il suffisait de la prendre, et de la défendre envers et contre tout. Envers mes semblables, s’il le fallait. Et si je n’avais pas de liens qui m’étreignaient alors rien ne pourrait jamais m’empêcher d’avancer et de courir. C’est ce que j’ai fait. A la nuit tombée j’ai simplement marché dans l’ombre et j’ai quitté le quartier des esclaves pour rejoindre la forêt sans plus m’arrêter. Je suis juste … partie. J’ai disparue. Et cette sensation, celle de m’en aller sans contrainte et surtout sans celles que je m’imposais depuis toujours… cette sensation-là par le ciel, fut la plus intense de mon existence. J’étais libre.
Sans la peur, sans la morale et sans attaches… J’étais libre. Et même si après cela les dangers furent plus grands encore. Si je suis passée de nombreuses fois à côté de la mort et que j’ai été forcé d’apprendre à me battre, à survivre seule et décharnée comme un animal sauvage des années durant. Si après cela j’ai grandis en chassant mes semblables pour mon propre profit… Je suis fière d’avoir tenu bon. Et heureuse d’avoir réussi à voir la beauté dans un simple rayon de soleil. Car cette beauté-là, le sentiment qu’il est merveilleux d’être une créature libre ne me quitte pas depuis ce jour-là. Le prix à payer quant à lui, n’est qu’un détail à côté de cela.
+ Une dernière chose...
A toute fin utile… J’aime vraiment beaucoup les gâteaux au miel.