La cérémonie du Salut
6, PREMIÈRE LUNE DE L'AN 831 ☙ Quelques baies jonchaient encore la table. Les rayons du soleil qui se baissait de plus en plus vers l'horizon, laissaient des arcs de lumière refléter les particules de poussières qui dansaient de pas lents dans les airs. L'on pouvait percevoir le ruissellement de la rivière dont le courant faible témoignait du vent calme de ce jour. L'endroit paraissait paisible, sûr. Prenant une grande inspiration, j'arrangeai la petite table et quelques affaires mises en désordre. Je n'étais pas une grande maniaque et loin d'être la plus ordonnée, mais il me fallait trouver quelque chose à faire. Les minutes passaient lentement depuis que Brehn était parti pour la capitale. J'ai passé un temps près de la rivière, un autre allongée sur la paillasse de la cabane. Un autre à chantonner quelques airs de ma terre natale en savourant le contact rafraîchissant de mes pieds nu sur l'herbe humide. Un dernier tour vers les baies qu'il m'avait indiquées, puis je revins une nouvelle fois vers notre abri. Un soupir. Les choses allaient s'arranger. Je n'en doutais pas un seul instant. Presque heureuse de voir que malgré les épreuves, je puisse encore sourire... Avoir survécu à tout ceci, alors que ma sœur y avait périt, me confortait dans l'idée que peut-être, depuis les bras de Tarlyn, Hly'tha veillait sur moi et me communiquait sa force. Sortant observer le ciel, je m'assis dans l'herbe et contemplai la voûte céleste. Une respiration longue et les yeux fermés, appréciant les rayons se faisant quelque peu timides. La journée allait bientôt toucher à sa fin et je souhaitais profiter de ces derniers éclats lumineux pour me revigorer le cœur. Cet endroit paraissait mirifique. Cela ne vaudrait probablement pas les nuits enchantées de la Forêt Fluorescente, mais je m'y sentais bien mieux et bien plus à ma place que dans les dortoirs de Lucrezia où tous les aspirants à la Cérémonie devaient fêter là fin de leurs épreuves. La pensée d'avoir raté l'épreuve de la Terre me grisa. Mais au moins, j'étais en vie.
J'avais fui, mais au lieu de me sentir faible et couarde, je préférais me rattacher au fait que j'étais saine et sauve. Cette blessure à la cuisse me rappellerait sans doute à jamais cette peur qui m'avait envahie... Mais pour l'heure, je gardais de bonnes pensées positives à l'esprit. Car le meilleur moyen de faire s'enfuir les mauvais sentiments était de sourire, de penser à des choses agréables. De mettre de côté le reste.
Les yeux fermés, je sentais la brise se lever doucement. Caressant mon visage avec une délicatesse dont seul Jalahiel avait le secret. Le courant de l'eau, la brise, cette terre que je touchais de mes mains. Ces trois éléments étaient les essentiels de ce monde. Bien que le Feu puisse être rattaché à mon cœur qui bat, la lumière de la vie qui m'anime, je préférais l'occulter et me conforter dans l'idée que l'on n'avait pas besoin de cet élément. Qu'Oranda n'en avait pas besoin. C'était là une pensée bien plus que blasphématoire... Malaggar étant à l'origine-même de ce monde. Mais cette peur que le feu m'infligeait était plus forte que les convictions dont ma mère m'avait bercée depuis toute petite. Là où mon père était fervent séparatiste, ma mère était pour l'unicité, la cohabitation. Je me situais entre les deux. Prônant la solidarité et la vie ensemble, mais laissant les Feu dans leur coin. C'était là une façon de penser basée sur l'ignorance et l'appréhension. Mais que pouvait-on attendre d'une jeune fille de quinze ans n'ayant rien découvert du monde et des autres éléments à part la mort de sa sœur par les flammes et de son sauvetage par l'eau - au lac par la princesse, et ici par Brehn -, n'était-ce pas juste de ce point de vue-ci ? Malgré notre âge égal, Nymeria paraissait tellement plus forte, plus grande, plus cultivée. Je jalousais cette grandeur de l'âme sans l'envier. J'aimais mon innocence, cette pensée que tout ce qui pouvait se prêter à mes yeux ne passerait guère par le filtre que les adultes se targuaient de posséder. J'étais une enfant. La société avait beau dire qu'après la Cérémonie, nous devions tous adultes, ce n'était pas l'impression que j'avais. Peut-être était-ce dû au fait que je ne l'avais pas terminée... Mais je restais intimement persuadée que cela dépendant plutôt de l'état d'esprit de chacun. Brehn et Nymeria me paraissaient prêts à devenir adultes - Brehn l'étant depuis quelques années probablement - mais pas moi. Partagée entre la fascination admirative que je voulais conserver, cet émerveillement enfantin qui me permettait de voir au-delà des apparences, cette faculté à s'amuser d'un peu et se réjouir d'encore moins. Ne pas se laisser manger par les ambitions et les responsabilités. Être libre de faire ce que l'on souhaite en se disant que quoi qu'il advienne, quelqu'un serait là pour amortir notre chute...
Loin d'être idiote dans ma naïveté pourtant irrévocablement présente dans chacune de mes paroles et mes actes, je savais bien qu'attendre à ce que quelqu'un me vienne en aide à chaque instant n'était que pure fabulation. En tout cas, à Dahud. Il me faudrait regagner la capitale pour être ramenée chez moi. Je ne me sentais pas encore prête, j'avais besoin de temps. Et si aucune marque ne daignait apparaître, alors il me faudrait trouver un moyen illégal de rejoindre Gorka. Cela me paraissait impossible en imaginant l'étendu de la flore traversée à l'allée... Je ne connaissais pas la jungle et les bruits d'animaux, leurs cris, étaient bien différents de ceux qu'il m'avait été donné d'entendre dans ma région natale. Cela ne me disait rien qui vaille.
Mais ce n'étaient pas les hurlements d'animaux qui m'inquiétaient présentement.
Un craquement.
Mes paupières s'ouvrirent alors que l'astre diurne se laissait happer par l'horizon qui échappait à ma vue. Quelques secondes et des pas se firent plus précis. Me tournant vers ceux-ci, j'entrepris de me lever. Non loin se dessinaient les silhouettes des deux propriétaires de la cabane. L'un d'eux avait un sourire, l'autre un air plus déterminé et froid. Peut-être que leur pêche ne s'était pas avérée bonne... Hésitante dans ma façon de les aborder, je fis seulement quelques pas vers eux. Une fois à portée de voix, ils s'étonnèrent de ma présence.
« Tiens, encore là l'éperdue ? Viens donc ! » Dit le premier, souriant, en m'invitant à entrer dans la cabane où ils déposaient leurs affaires. L'expression inquiète, je relativisai en me disant qu'ils s'étaient montrés bien aimables de ne pas m'avoir jetée dehors alors hier. Ne souhaitant guère les offenser, j'acceptai et les rejoignis dans la cabane.
Bras ballants et esprit embrumé quant à la façon dont je devais me comporter, je restai silencieuse en entrant dans la cabane. Je ne me sentais pas à l'aise, ignorant d'où me venait ce sentiment étrange de méfiance.
« Assis-toi, ne sois pas timide. » M'invita toujours le premier homme. Il portait un capuchon d'un bleu foncé usé, une tunique verdâtre et des bottes encore humides. Son comparse alla fermer la porte derrière moi tandis que je m'avançais vers la chaise que l'on me présentait. Une main posée sur mon avant-bras droit, je me sentais toute petite et vulnérable. N'essayant même pas de feindre un sourire. Les regards qu'ils s'échangeaient me paraissaient troublant, mais j'ignorais ce qu'ils manigançaient. Un gros sac porté par le taciturne bourru fut posé brusquement sur la table devant mes yeux, éclatant quelques baies qui, écrasées, laissèrent des traces rougeâtres. Le bruit sourd du sac heurtant le bois me fit sursauter. Le souffle épais et rauque du plus silencieux des deux m'intimidait au plus haut point. Il rangea les affaires qu'ils avaient posé en vrac à l'entrée. L'atmosphère était froide, ma nervosité ne passait pas inaperçue.
« Respire petite, tu as l'air tendue. » Il s'était laissé tombé sur le lit dans un soupir signifiant la fatigue accumulée suite au labeur qu'ils avaient réalisé. Il se tourna vers moi et plissa les yeux.
« Ton ami n'est pas revenu ? » Baissant les yeux, j'étais incapable de répondre. Non pas par manque d'information ou parce que je ne souhaitais pas lui répondre, mais par peur.
« As-tu perdu ta langue ? » Me demanda-t-il d'une voix douce et calme alors que son ami s'approchait de moi. Il posa sa main sur mon épaule, me faisant tressaillir de surprise, ne m'attendant guère à ce contact qui me gênait beaucoup.
« On ne va pas te manger, tu peux parler petite. » Mes yeux se levèrent timidement vers les siens.
« I-il est parti vers Lucrezia... Il ne devrait plus tarder... » Dis-je pour me rassurer, balbutiant ces mots de ma nervosité grandissante. Déglutissant avec peine, je ne comprenais pas pourquoi ce mauvais pressentiment montait en moi comme un signal d'alerte.
« Aaaaaah, soupira celui qui s'étendait sur la couche,
on est quand même des gars bien généreux, pas vrai Rubein ? » L'autre acquiesça d'un rictus.
« Ouais, on est des gars biens. » Mes yeux oscillaient entre les deux hommes, cherchant à comprendre où ils voulaient en venir.
« Mais le problème quand on est trop gentils, c'est qu'on a tendance à voir notre confiance se faire abuser. » Je fronçai les sourcils. Mais à peine ai-je eu le temps de ciller que son partenaire m'étreignit brutalement en mettant mon bras droit en évidence. Son camarade se leva et s'approcha d'un pas lent alors que je tentais de me débattre pour me défaire de cette emprise ferme que le dit Rubein maintenait avec détermination.
« Lâchez-moi ! » Ordonnai-je sans aucun pouvoir d'intimidation. Il soupira, prit mon bras avec fermeté puis dévoila l'endroit où une marque était sensée apparaître.
« Sois tu nous a menti, petite, soit tu es une exempte. Dans les deux cas, on va devoir te demander de payer pour cette hospitalité dont tu as bénéficié. » L'œil humide, craignant pour ma vie et ce qui allait en advenir, je continuais de me débattre en vain.
« J-je n'ai pas d'argent... mon peuple n'en n'a pas, pitié... Désolée, de vous avoir menti, acceptez mes excuses je ne voulais pas... » Il m'interrompit en posant sa main délicatement sur ma bouche. Des larmes résultant de ma peur se trouvaient arrêtées par cette main imposant mon silence.
« Hm pas d'argent ? Viendrais-tu de Gorka ? Voyons voir... qu'as-tu qui pourrait nous intéresser et servir de paiement ? » Dit-il, faussement dubitatif, sourire en coin, en regardant son complice. Un rire gras échappa du plus robuste dont les mains allèrent de mes bras à ma poitrine.
« Non ne me touchez pas, par pitié ! Lâchez-moi ! » Criai-je à plein poumons en ayant dégagé la main qui me rendait muette par mes tentatives de libération.
« Fais-la taire par Glorë ! Elle va rameuter toute la faune à hurler comme ça ! » Il me jeta au sol et, ramassant un bâton de marche qu'ils avaient posé là, le brandit vers moi.
« J'vous en supplie non ! Laissez-moi partir ! » Tentai-je une dernière fois alors que, pétrifiée au sol, je ne parvenais plus à bouger le moindre de mes muscles.
Mais à cet instant, la porte s'ouvrit avec fracas, laissant apparaître Brehn dans l'encadrement dont la lumière s'étouffait par la nuit s'apprêtant à déposer son voile d'ombre sur Dahud. Les deux malfrats se laissèrent dissiper par cette intrusion inopinée et le bâton resta brandit en l'air sans s'abattre sur moi.
« Brehn ! Sauve-toi ! » Parvins-je à lui crier pour éviter qu'il ne se mette en danger pour moi. Il fallait que je profite de cette distraction pour m'enfuir, moi aussi, suivre Brehn. Mais j'étais incapable de bouger... Tétanisée.